C’est un visage sur le mur. En avançant dans le quartier de La Boca, à mesure qu’on s’éloigne sans retour du pittoresque, avec ses maisons aux couleurs repeintes proposées à l’admiration des touristes, les murs s’écaillent, révèlent leurs couches, se mettent à parler : «Non aux expulsions», «Ni oubli ni pardon», «Incendies, violences policières, exclusion sociale : ils tuent notre quartier.» Et des visages peints apparaissent, en grand sur des fonds vifs : ceux, photographiques, des jeunes tués par la police dans ces rues au cours des années précédentes ; ailleurs ceux, plus stylisés, des disparus de la dernière dictature (1976-1983) ou de leurs sentinelles, les Mères de la place de Mai, brandissant au-dessus du trottoir des poings de géantes. Le danger, dont le premier habitant de Buenos Aires venu avertit le visiteur de ce quartier «chaud», est déjà repoussé ailleurs, ou partout autour : les fresques de La Boca en témoignent, il y a toujours eu plus à craindre de la matraque que de sa cible.
Mais c’est autre chose que le visiteur vient chercher, un autre visage sur le mur, affiché épisodiquement en ces lieux depuis quelque temps : celui d’un jeune homme, imprimé en noir et blanc d’après une photographie prise il y a plus d’un siècle. Dans une rue entre les deux ponts qui traversent le fleuve Riachuelo, une pancarte discrète indique le Taller La Panadería, atelier d’imprimerie et de gravure installé dans une ancienne boulangerie qui lui donne son nom. Le lieu est vaste, un grand four abandonné rappelle l’époque des foules, quand les travailleurs de La Boca remplissaient les salles de ce genre d’établissements au début du XXe siècle : quartier d’ouvriers, pour la plupart d’origine italienne, quartier d’atelier d’artistes, et fameux repaire d’anarchistes, lecteurs d’une presse subversive tirée alors à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, à la grande époque de la «propagande par le fait», les attentats y rivalisant avec les grèves, des années 1900 aux années 30. De tout ce nombre lentement transformé en mythe, quelque chose semble avoir survécu à sa manière, et pas seulement sur les murailles.

«Je suis une bombe»

Le visage en noir et blanc sérigraphié a un nom : Simón Radowitzky. Le tenancier - et non pas «maître», si les mots ont un sens - des lieux, l’artiste Diego Bugallo, raconte que c’est un jeune du quartier venant souvent travailler à l’atelier, Sebastián, qui lui apporte un jour une photo de Radowitzky pour reproduction. Ce personnage, que tout le monde ici appelle simplement de son prénom, Simón, a toute une histoire, ordinaire et exceptionnelle, qu’une courte biographie publiée anonymement a rendue récemment disponible en français (1). «Je ne suis rien, mais pour chacun de vous je suis une bombe», aurait déclaré Radowitzky lors de son arrestation après l’attentat à l’explosif qui tuait, le 14 novembre 1909, le colonel Ramon L. Falcon, chef de la police de Buenos Aires, en représailles de la répression meurtrière menée par ce dernier contre les manifestations ouvrières du 1er Mai précédent.
Né en 1889 ou 1891 en Ukraine, militant anarchiste dès l’adolescence, il s’exile pour échapper à la répression après sa participation à la révolution de 1905 et rejoint l’Argentine, où il travaille dans les ateliers du chemin de fer national et fréquente les cercles anarcho-syndicalistes. Après l’assassinat de Falcon, il est condamné aux travaux forcés au bagne d’Ushuaia, en Patagonie : sa jeunesse, la radicalité vengeresse de son geste et ses déclarations en font un détenu célèbre, soutenu par des campagnes de presse et des réunions politiques. Son visage est alors affiché et arboré comme un symbole, ses lettres du bagne alimentent la lutte contre les mauvais traitements infligés aux prisonniers. Après une évasion manquée, il est gracié en 1930 et poursuit des activités politiques en Uruguay et en Espagne dans les Brigades internationales, s’échappe en 1939 du camp de concentration français de Saint-Cyprien, et s’exile sous un faux nom au Mexique, où il travaille, jusqu’à sa mort en 1956, dans une fabrique de jouets en bois.
Un spectre hante La Boca : une vie, transformée en récit ou en exemple, mythifiée, y compris de son vivant, en hagiographie (certains l’appelèrent «le saint d’Ushuaia») ; un jeune visage, fixé par une photo de police, placardé alors sur les murs et en une des journaux, et reproduit de nos jours en aplats d’encre noire dans un atelier du quartier.
Outre cette sérigraphie initiale, Diego Bugallo nous montre une autre image, une gravure sur bois imprimée au moyen de deux planches qui permettent une variation de couleurs par couches (en «camaïeu»), ciselée d’après une autre photographie d’époque : un groupe y pose avec la photo de Radowitzky, alors emprisonné. Il apparaît découpé en orange au milieu des visages en noir et blanc de ses soutiens, encadrés de rectangles de couleur qui forment les négatifs d’images possibles : hommes libres menacés à leur tour d’être transformés en portraits qu’on brandit.

Au bord des larmes

Sérigraphie de Simón Radowitzky grimé en Marilyn Dragowitzky (2017). (Illlustration Pomarola Talk et Ana Leea).
A La Panadería, l’artiste Pomarola Talk, complice des lieux, montre en riant la variation sur Simón qu’elle a conçue récemment, une affichette : sur fond rose, Radowitzky apparaît en drag-queen warholienne (Marylin Dragowitzky) entre les mots «Séduction» et «Révolte». Un visage mis en série - de l’exemplarité au mythe, du mythe à la starification, et de celle-ci au travelo, il n’y a que quelques pas, à bien franchir pour allier adoration et critique, naïveté et distance, ou plaisir.
Or la transformation du visage et du corps en image, en Argentine comme ailleurs, ou peut-être plus qu’ailleurs, a une signification politique qui ne puise ses couleurs qu’au bord des larmes, un sens dont les artistes s’emparent à leur tour. C’est une apparition qui vient en lieu et place d’une disparition, au pays des milliers de «Disparus».
Une œuvre du photographe argentin Juan Travnik, Buenos Aires 198»,cliché pris dans la ville peu après la chute de la dictature, cadre des silhouettes dessinées et affichées sur les montants d’un haut immeuble, corps de papier fragiles sur la pierre grise, anonymes. Depuis un siècle, pour des raisons non pas esthétiques mais politiques, l’Argentine a pratiqué l’effigie - en témoigne aussi la présence visuelle de la figure d’Eva Perón depuis sa mort en 1952, dont deux visages ornent par exemple, depuis 2011, les façades du haut bâtiment du ministère du Développement social, sur l’avenue du 9-Juillet. On raconte qu’une des premières mesures du gouvernement de droite de Mauricio Macri, après son arrivée au pouvoir fin 2015, fut de supprimer l’éclairage nocturne de ce symbole du péronisme rival.

Fantômes

En août, le «premier Disparu de l’ère Macri», le jeune militant Santiago Maldonado, enlevé (d’après les versions de plusieurs témoins, contestées par le ministère de la Sécurité) par la police lors d’une manifestation en soutien à la cause des Indiens mapuche dans le sud du pays, venait rappeler bien des fantômes. Le visage barbu de Maldonado (dont le corps a été retrouvé en octobre) est alors imprimé et brandi lors des manifestations, affiché sur les réseaux sociaux, «partagé» en grand nombre sur les «murs» des profils d’usagers du monde entier. La photographie d’un visage, reproduite par tous les moyens, est la forme donnée à une absence physique qui se transforme en demande de justice.
(1) De la Russie à l’Argentine, parcours d’un anarchiste au début du XXe siècle, 2016, 112 pp. Disponible sur nagan.noblogs.org
Luc Chessel envoyé spécial à Buenos Aires
http://www.bbc.com/mundo/39069257

https://nagan.noblogs.org/files/2017/01/Delarussiealargentine.pdf