Il n’a pas pu faire autrement, le maquettiste : on lui a demandé d’illustrer un livret sur la vieillesse, il a dessiné un homme courbé. Sauf que «la plupart des vieux ne sont pas comme ça», se désole Marie-Françoise Fuchs, qui s’emploie à nous mimer le dessin du fascicule édité par un organisme travaillant sur l’adaptation des villes aux personnes âgées. Présidente de l’association Old Up, à 86 ans, elle se tient encore bien droite. Mais dans l’imaginaire collectif, un vieux, ça doit souffrir. Penché, une main sur une canne, l’autre sur sa hanche, le vieux souffle, râle, car il est victime, suppose-t-on, d’une douleur diffuse et continue.
Pourtant, la majorité des octogénaires sont
«plutôt en forme», explique Jérôme Pellissier, docteur en psychogérontologie. «Il y a une confusion permanente entre la vieillesse et la maladie, notamment Alzheimer. Or il y a une minorité qui va mal et qui est très visible, mais la majorité va bien.» Parmi la vingtaine de personnes, âgées de 76 à 97 ans, rencontrées au cours de cette enquête, la plupart sont certes diminuées, mais encore vaillantes. Pour tout dire, on a même vu des teints hâlés, des lèvres lisses, des peaux qu’on présumait douces, des mains puissantes, des dos droits, entendu des voix dotées d’une certaine force et senti de l’énergie. A 94 ans, Robert Desplan
«se réveille le matin et n’a mal nulle part», à 90, Odette Lévy fait encore son ménage toute seule et à 97, Claude Moureaux tient encore bien debout, gesticulant sans cesse.
Passé 80 ans, on pourrait même encore parfois se sentir bien dans sa carcasse. «L’autre jour, j’étais à un concert de musique tzigane, une femme est venue me trouver pour danser, raconte Françoise Sauvage, 88 ans. Je pense que je donne encore le sentiment d’aimer la vie», dit-elle en riant, un peu fière. Quelques jours après, elle a prévu d’aller au théâtre avec des amis. Suivra ensuite un dîner, qui la mènera dans son lit vers 2 heures, tient-elle à indiquer avec l’air espiègle d’un enfant ayant bravé un interdit.
Comme les jeunes donc, les vieux peuvent faire la bringue, un peu. Ils leur arrivent aussi de ressentir du plaisir, parfois même du genre de ceux qu’on penserait leur être interdit. «La femme, elle peut jouir jusqu’à la mort, s’amuse Laure Brandt, 84 ans. Toutes ces sensations du corps… le plaisir des yeux, tous les sens que nous avons, je pense qu’on peut les exploiter. Ça dépend des gens, moi j’aime beaucoup les massages. C’est quand même une relation avec quelqu’un, il y a déjà de l’érotisme. Ça, ça reste possible pour les personnes âgées.»
Réputée pour son effet sur les rhumatisme, la station thermale de Balaruc-les-Bains (Hérault) accueille des retraités. Photo Yann Castanier. Hans Lucas.
«Des pompes tous les matins»
Un bémol, toutefois, à ce dessin du vieux en forme : il faut se forcer pour être bien, travailler à son maintien. «Se faire violence pour trouver du plaisir», nous dit Françoise Sauvage, «se remuer», répète en boucle Claude Moureaux. «Quand je me remets debout, je me rends compte que les jambes sont moins solides [il dit «les», comme on parlerait d’une pièce mécanique]. Donc je remue beaucoup.» Pour faire de l’exercice, il scie des morceaux de bois («ça m’oblige à faire marcher les muscles»), quand Robert Desplan, dont on peine à comprendre comment il tient debout tant sa tête est en avant, fait «des pompes tous les matins» : «C’est ridicule, mais il faut essayer de se maintenir en forme. On peut toujours faire des progrès dans certains domaines, il suffit de s’appliquer. Je suis au défi avec moi-même.» On voit, en le regardant, que rester en vie demande un effort. Il s’agite, il gesticule, comme s’il menait un combat perpétuel pour être présent.
Car si la vieillesse n’est pas une maladie contagieuse, il faut bien l’admettre, elle consiste à perdre. Souvent, ce sont les jambes qui ne tiennent pas, les genoux qui n’y arrivent plus. «On apprend que le corps, c’est très important, alors qu’on n’en a pas conscience quand on est jeune», raconte Robert Desplan. Ce corps qui, tant qu’il marche bien, ne se fait pas sentir, devient alors très concret. «On ne peut pas l’oublier, il se manifeste par des douleurs, des douleurs de fond»,décrit Laure Brandt.
«J’ai peur de ne plus pouvoir me relever»
Comme une allégorie de cet effondrement, la peur récurrente, chez toutes les personnes interrogées, c’est celle de la chute. On tombe et alors quelque chose lâche, s’éteint, quand une autre s’installe : l’anxiété, l’angoisse de s’écrouler à nouveau. Ces chutes, ils les racontent souvent précisément, les décrivent comme des souvenirs marquants, donnant l’air de les revivre en les évoquant. «Ma chute, je pense qu’elle m’empoisonne un peu la vie dans la mesure où je la visualise et je la ressens, raconte Nancy de La Perrière, 89 ans. J’étais sur un trottoir, je suis tombée la tête la première, mon bras, je ne sais pas où il était. Une femme a mis un linge entre le trottoir et ma figure. C’est une angoisse que ça recommence.»
La peur empêche, quand ce n’est pas le corps qui ne suit plus. Vieillir, c’est vouloir sans pouvoir, se sentir empêtré par soi-même. On le voit à la façon de tenir un couteau pour découper une tarte, on le comprend quand on nous raconte qu’on adorerait faire des randonnées, comme avant, ou simplement marcher. «Il n’y a qu’une chose qui vraiment m’embête, c’est que j’ose plus prendre de bain. Moi, j’aimais prendre des bains… Et j’ai peur de plus pouvoir me relever. Alors je prends des douches, mais c’est pas pareil», raconte Odile Lévy. «C’est une souffrance constante, je ne peux pas faire ce que j’aimerais faire, des mouvements qui paraissaient naturels», témoigne Annie Mallet, 87 ans.
A Balaruc-les-Bains (Hérault), en septembre 2013. Photo Yann Castanier. Hans Lucas.
«J’ai mes jambes qui frétillent»
Même ceux qui se jugent en forme n’échappent pas au poids de ces limites. «Ce qui est difficile, c’est de ne pas pouvoir faire ce qu’on a envie de faire parce qu’il y a quand même une forme de tonus intérieur qui demeure, explique Nancy de La Perrière. J’ai fait beaucoup de ski dans ma vie, de temps en temps j’ai mes jambes qui frétillent. Il y a un décalage entre cette espèce de pulsion de mouvement, de plaisir corporel et l’impossibilité de le faire.»L’affaissement est progressif, «peut-être une façon de pouvoir l’accepter plus facilement», suppose-t-elle, mais jalonné, pour beaucoup, de «coups». «Mon corps a changé d’un coup, décrit Annie Mallet. Ma colonne s’est tassée, tout a changé, a basculé, toutes les facultés m’ont lâché.»
Esthétiquement aussi, tout «fout le camp», pour reprendre une expression souvent utilisée. Comme un signal de cette mécanique qui s’enraye, la couleur des yeux se ternit en même temps qu’ils se ferment, les peaux se ramollissent, des dentiers se barrent, remis en place par un rictus assorti d’un coup de langue. Les hommes, souvent, sont minces, très minces, donnant l’impression qu’ils flottent dans leurs vêtements, comme si une partie d’eux n’était déjà plus là, du moins le superflu. «Je ne suis pas attirée par le corps d’un homme de mon âge, explique d’ailleurs Laure Brandt. Ça me renvoie à ma vieillesse. Moi, ça, j’en souffre. J’ai la peau des bras qui est épouvantable, toute fripée, j’ose plus les montrer.» Le temps prend d’abord son temps pour s’inscrire sur les corps, avant d’accélérer à un point tel qu’on a parfois du mal à se reconnaître. «Je me revois quand j’avais 15 ans et qu’un jour, tout d’un coup, dans ma chambre, j’ai découvert mon corps de fille avec des seins, mais je ne me revois pas plus tard. A 30, 40 ans, il faut que je regarde une photo. Le vieillissement, pour la femme en particulier, c’est une épreuve.» «On a l’impression que votre physique ne donne pas l’idée de ce que vous êtes», estime Robert Desplan, pour la version masculine.
«Je suis le rythme des pommes»
Que faire, sinon supporter ? «Perdu, c’est le mot de la vieillesse. On n’arrête pas de perdre et c’est ça qu’il faut accepter, sinon, on va s’empoisonner la vie», juge Paule Giron, 89 ans. Elle ne peut plus se baisser, se couper les ongles des pieds, tant pis. «Ce qu’on apprend en vieillissant, c’est de ne jamais être tout à fait dans le même état. Le corps bouge à une vitesse grand V. Il faut accepter ces manques qui vont nous arriver au fur et à mesure. On n’a aucun moyen de les refuser et quand on essaie, on tombe très vite dans le ridicule.» Aidée par deux cannes pour se mouvoir, elle a accueilli cette perte, comme on dirait dans un manuel de bien-être. «Un truc typique des vieux, c’est la lenteur. Je ne vis pas ça comme une frustration, c’est un autre cycle. Maintenant, je suis vieille, et quand je vois mes filles par exemple, je suis totalement admirative ce qu’elles arrivent à faire dans une journée, mais je ne les envie pas. J’aime être totalement adaptée à ce mouvement naturel. Le corps est intelligent, je n’ai pas envie de brusquer ça. Je ne suis pas quelqu’un qui va se révolter contre le temps. Pour moi c’est vécu comme une évidence. Ça me ramène à l’écologie, ça me fait penser que je fais partie de la nature, donc je suis le rythme des pommes, qui tombent. Et alors ?»
D’une certaine façon, le désir s’adapte à la capacité, s’accorde avec les nouvelles limites du corps. «Moi, je suis fatiguée, donc je me rends compte qu’il y a des choses qu’on ne veut plus faire», nous explique une femme dans un Ehpad. «Il y a un ressort qui est cassé», justifie une autre.
A Balaruc-les-Bains (Hérault), en septembre 2013. Photo Yann Castanier. Hans Lucas.
«La tête, elle, ne vieillit pas»
Reste aussi «un plaisir d’être vivant sans objectif particulier», explique Nancy de La Perrière. Et dans la dégringolade, pour certains, il y a même des gains, bien que le mot jure avec les paragraphes ci-dessus. «Il faut accepter ce qu’on perd pour jouir de l’acquis, constate Marie-Françoise Fuchs, 86 ans. Mon mari aimait le tennis, il faisait des simples. A partir de 55 ans il perdait contre ses adversaires. Ça le mettait de mauvaise humeur. Puis il a décidé de jouer en double et il a découvert un autre plaisir. C’est fou, le potentiel qu’on a si on l’utilise.»Presque toutes les personnes interrogées s’accordent aussi sur le fait qu’on gagne plus qu’on ne perd sur le plan intellectuel. «Ma curiosité est infinie, cette faculté, je l’ai toujours», juge Laure Brandt. «Côté culturel, j’ai jamais eu autant de temps pour me développer. Tant qu’on a sa tête, c’est dommage de se plaindre car la tête, elle, ne vieillit pas», abonde Paule Giron. Tout de même y a-t-il des «trous» ? De temps en temps, au cours d’une conversation, il faut rappeler où l’on en est, ou chercher avec l’autre le nom propre qui nous échappe. Ainsi, Marie-Françoise Fuchs aura rebaptisé le député Gilles Le Gendre, qu’elle venait de rencontrer, «Gilles Machin». «J’ai des distractions»,s’excuse-t-elle. Le mot est adéquat, car souvent réémerge ce qui échappait. «Ça, la mémoire, ça m’étonne, explique Robert Desplan. On oublie des choses qui vont ressurgir avec des événements, mais pourquoi ?» Il y en a d’autres en revanche qui ne disparaissent jamais. Pour lui, «la description de Madame Verdurin» ou «une fable de La Fontaine». «Sur quel critère ? Je ne sais pas… Mais de toute façon, la nature a horreur du vide : si vous perdez quelque chose, vous avez quelque chose d’autre en remplacement. On perd la mémoire, mais ça fait aussi de la place dans la tête pour changer les fichiers.»
Vient un moment, cependant, quand arrive la perte de l’autonomie tant redoutée par toutes les personnes interrogées, où il n’est plus possible d’optimiser, de s’efforcer. «Retomber dans la dépendance qui est quelque part la dépendance de l’enfance, dont on a eu tant de mal à sortir, ça, ça fait peur», s’inquiète Laure Brandt. Oui, c’est dur, confirme Maryane Aillaud, 76 ans seulement mais victime d’un AVC qui l’a condamnée à cette dépendance. «Il faut être à disposition des gens», explique-t-elle, et notamment pour la toilette, souvent vécue comme une épreuve. Quand même lire devient compliqué, difficile de parler de «bénéfice». «Je vois à peine, là, je vous entrevois, nous explique Geneviève Peltier, 97 ans. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Je ne peux plus regarder la télé, lire, écrire…» Ainsi, la perte des capacités finit par isoler et on a un peu l’impression, en observant certains des plus âgés, que la vie les quitte progressivement. A moins qu’il ne reste une forme d’«énergie», revenant par secousses, comme l’explique Nancy de La Perrière : «C’est plus qu’une remémoration, c’est quelque chose qui réside encore en soi, en ses fibres corporelles. C’est peut-être cette espèce de pulsion de vie qui est un plaisir en soi…»
Quatre épisodes à lire sur libération.fr
Après le corps, thème principal du premier volet de notre enquête publié ce samedi, le prochain épisode sera consacré à l’esprit, à l’intellect et à la mémoire. A en croire les personnes interrogées, les souvenirs ne disparaissent pas. Ainsi, Robert Desplan, 94 ans, cite aisément le nom d’un de ses maîtres d’école. «Je suis persuadé qu’on n’oublie rien, il y a des absences, mais c’est à l’intérieur, en nous, tout ce qu’on a vécu. D’ailleurs, on dit qu’au moment de mourir, beaucoup de personnes voient la totalité de leur vie en un temps très bref.» Souvent, les souvenirs les plus vivaces sont paradoxalement les plus lointains, ceux de l’enfance. «C’est presque des perceptions sensorielles, j’ai les odeurs, le toucher, les sentiments qui vont avec, raconte Nancy de La Perrière, 89 ans. Je peux me rappeler un moment d’été chez mes grands-parents, ce que je pensais à table au milieu des grandes personnes. J’y suis.» On est donc toujours un enfant, et a fortiori celui de quelqu’un. Ainsi, l’image des parents, elle aussi, reste très prégnante. «Je les sens présents», nous dit Nancy de La Perrière. «On ne fait jamais le deuil de ses parents, c’est enfoui en vous mais ça ne disparaît jamais», ajoute la pensionnaire d’un Ehpad, quand une autre explique «parler à maman», lui demander ce qu’elle ferait à sa place. Tous ne sont pas pour autant dans la nostalgie. Quand ça la «démange»,Paule Giron, 89 ans, écrit dans un cahier ses souvenirs d’enfance, et c’est réglé. «Le passé n’est plus une interrogation, je n’ai pas besoin de le ressasser. C’est maintenant que j’ai l’impression d’être bien dans ma peau, dans ma vie. J’ai passé mon temps à me chercher, j’ai fini par un peu me trouver. Sur ce plan-là, je trouve que la vieillesse est un temps extraordinaire. On est moins impliqué, on a plus de recul, de temps. Ça me paraît bête à dire mais c’est vrai, il y a plus de sagesse.»
Cet épisode sera disponible à partir de lundi sur Libération.fr. Les deux suivants seront consacrés à la vie sociale et au rapport à la mort.
Charlotte Belaich